La face cachée de la violence

Derrière la violence que chacun s'accorde à identifier et à condamner

s'en cache une autre que l'on commence tout juste à reconnaître

Olivier Clerc 

"Dans un ouvrage paru chez Jouvence en 2004, j’ai présenté les violences du Tigre et de l’Araignée, et la danse macabre dans laquelle elles alternent."

Omniprésente violence. Famille, école, entreprise, politique, économie... : aucun domaine d’activité humaine ne semble épargné par le phénomène. Après des années de lutte contre la violence sur tous les fronts, il est même permis de se demander si cette lutte est vraiment efficace, au regard du bilan des guerres et conflits du 20e siècle, pour ne rien dire de celui-ci.

Depuis peu, on identifie même de nouvelles formes de violence. Ainsi en va-t-il du harcèlement moral – qui fait désormais l’objet d’une loi –, du bizutage (lui aussi légiféré depuis 1998), ou encore de la manipulation. En réalité, ces violences-là ne sont pas nouvelles : n’est récente que leur identification comme phénomènes violents, fussent-ils de nature différente.

Y aurait-il donc plusieurs violences ?

 

En réalité, je me suis attaché à montrer dans Le Tigre et l’Araignée : les deux visages de la violence (Jouvence, 2004. Préfacé par Charles Rojzman) qu’on ne peut bien comprendre la violence qu’en en distinguant les deux polarités opposées et complémentaires qui la composent, ainsi que la dynamique qui les caractérise. Seule cette distinction permet de comprendre à la fois la récurrence chronique de la violence et l’échec des moyens de lutte mis en œuvre jusqu’ici.

La violence, comme toute chose en ce monde, est double, polarisée :

elle possède à la fois un pôle “masculin” ou yang -pour éviter de l’attribuer aux seuls hommes-, et un pôle “féminin” ou yin, qui n’est pas davantage réservé aux femmes.

La violence yang, que j’appelle violence du Tigre, a long été la seule identifiée et, aujourd’hui encore, représente plus de 90% de ce que nous identifions comme “violence”. Ses manifestations vont de l’insulte à la bombe atomique, en passant par les coups (de poing, de pied, de couteau, fusil ou canon), les explosifs, etc. Elle s’apparente souvent à la décharge brutale d’une énergie contenue. Elle est active, chaude, tranchante, pénétrante, percussive, brutale, rapide, dilatante, centrifuge, impulsive. Évidente et manifeste, en tous les cas. 

L’autre polarité de la violence, la violence yin, que je nomme violence de l’Araignée, est de toute autre nature. Le Tigre est chaud, rapide, démonstratif, puissant ; l’Araignée est froide, dévore sa proie à petit feu, lentement, elle est calculatrice, rusée. La violence de l’Araignée s’exerce dans la durée, progressivement. Elle souvent cachée, indirecte, insidieuse, trompeuse. Un élément de duplicité, de tricherie ou de séduction la caractérise fréquemment. Elle est contraignante, inhibante, collante, paralysante, implosive, centripète, statique, à effet lent et cumulatif, souvent calculée (ou inconsciente). Seules quelques-unes de ses manifestations sont désormais reconnues : le harcèlement moral, la manipulation, le chantage, le bizutage, le piratage informatique. Mais en réalité, ses formes sont autrement plus nombreuses et plus répandues, du fait justement qu’elles ne sont pas reconnues pour ce qu’elles sont : violentes …mais dans la polarité opposée à celle très familière du Tigre.

 

Sa forme la plus anodine ? Le mensonge. Viennent ensuite la rumeur, la calomnie, la médisance qui tissent de personne en personne, chacun y ajoutant un peu de son affect, une toile dont la victime ne parvient souvent pas à se défaire, dans l’impossibilité de lutter contre un ennemi clairement identifié. Ces pratiques sont d’apparence inoffensive, parce que c’est la répétition et l’addition des propos de chacun qui confèrent à ces phénomènes leur capacité destructrice, qui ont mis par terre des réputations, anéanti des personnes et des entreprises, ruiné des projets. L’Araignée, c’est aussi le poison, les armes bactériologiques et chimiques, les pollutions lentes et cachées, les rayonnements radioactifs, les odeurs nauséabondes, certaines formes de grève, certaines pratiques boursières et financières, ou encore l’usage de neuroleptiques en psychiatrie. C’est, de façon plus générale, tout ce qui étouffe, emprisonne, vampirise, prive de liberté. Y compris sous les formes les plus “dorées”, comme on dit de certaines prisons. L’affection étouffante d’une mère qui surprotège ses enfants, par exemple, est arachnéenne. De même, la loi le devient elle aussi quand le maillage législatif se resserre tellement, au nom de la protection de l’individu, qu’il réduit l’espace de liberté de chacun comme peau de chagrin. Les idéologies, qu’elles soient religieuses ou politiques, peuvent également s’avérer arachnéennes, sans que telle soit nécessairement leur intention : l’individu peut étouffer sous l’emprise de règles morales trop rigides ou sous le poids de la culpabilité, il peut être littéralement paralysé, pris au piège d’un filet d’injonctions et de règles qui ne lui laissent plus aucune liberté. Le succès actuel d’ouvrages appelant les lecteurs à ne plus être “gentils” mais vrais, authentiques, sincères, à exprimer leurs émotions plutôt qu’à les étouffer sous un masque de fausse amabilité, témoigne précisément d’un désir croissant de se libérer d’une forme de “totalitarisme de la paix“, mis en place avec les meilleures intentions du monde.

 

Que constate-t-on, en effet ? Sous prétexte de lutter contre la violence du Tigre, celle que chacun s’accorde à identifier et à condamner, politiques et religions y sont allées les unes comme les autres de lois, règles et commandements visant à étouffer ou à contenir cette violence, à l’empêcher d’apparaître ou de se manifester. L’intention était certes louable, mais l’ignorance de l’autre polarité de la violence, et donc sa non-prise en compte, ont eu pour conséquence que les moyens mis en œuvre jusqu’ici pour lutter contre cette violence sont en réalité eux-mêmes violents, mais dans l’autre polarité de la violence, cette fois. Autrement dit, on a utilisé l’Araignée pour piéger le Tigre, pour l’immobiliser, le paralyser, l’étouffer, de même que les chasseurs de ce fauve utilisent parfois un filet accroché à une branche et dissimulé sous des feuilles, avec un appât bien en vue, pour capturer la bête.

 

Que se passe-t-il ensuite ? Comme la poudre comprimée dans la douille, comme l’eau qui s’accumule derrière un barrage ou la charge électromagnétique dans un nuage, ces dispositifs – tout en donnant l’impression de fonctionner à court terme – vont en réalité favoriser la création d’une nouvelle tension, d’une nouvelle charge, et donc à long terme une nouvelle décharge, c’est-à-dire un passage à l’acte souvent plus violent que le précédent. L’histoire alterne ainsi depuis de siècles entre violence ouverte, manifeste (le Tigre) et violence cachée, indirecte (l’Araignée), entre violence explosive et violence contraignante, entre décharge brutale qui dévaste tout sur son passage et étouffement à petit feu, paralysie, immobilisme mortifère. La violence suit ainsi un cycle infernal, pareille à la course du soleil, dont une seule moitié nous est clairement visible, mais dont le retour est inéluctable.

 

L’une des choses essentielles que l’approche bipolaire de la violence enseigne, précisément, est la dynamique qui caractérise les deux pôles de la violence. L’un de ses aspects les plus importants est la façon dont la violence de l’Araignée, par la tension qu’elle crée, favorise l’émergence d’un Tigre et, conjointement, la façon dont les débordements de certains Tigres susciteront la mise en place d’un maillage plus subtil, plus séducteur, pour tenter de les piéger et de les contenir.

 

La classification des actes de violence en yin ou yang n’aurait aucun intérêt pratique si elle ne permettait en réalité de comprendre, derrière ses manifestations superficielles, les causes profondes et durables de la violence. Cette compréhension ouvre la porte à de nouvelles stratégies face aux diverses violences. Soulignant d’abord le caractère vain de la “lutte contre la violence”, qui ne fait qu’alterner phase visible et phase cachée, dans un crescendo dévastateur, elle propose plutôt de transformer la violence, chaque fois que c’est possible.

 

Sans entrer ici dans le détail, la violence du Tigre étant la décharge brutale d’une tension excessive, diverses approches, comme la communication non-violente, visent à permettre une lente mise à terre de cet excès d’énergie, potentiellement destructeur. Ces méthodes donnent d’ailleurs des résultats remarquables, mis à l’épreuve dans les situations les plus difficiles qui soient. Mais, de même qu’un gilet pare-balles protège d’un coup de revolver, mais est inefficace contre des émanations radioactives, la violence de l’Araignée nécessite pour sa part une tout autre approche. Moins identifiée et moins bien connue que la violence du Tigre, cette polarité cachée de la violence n’a pas encore vu naître autant d’outils pour y faire face. On peut cependant mettre en évidence quelques grands principes pour y parer. Violence de l’obscurité, violence du froid et de l’immobilisme, on peut justement lui opposer la lumière, la chaleur, le mouvement. Détaillons.

 

Mettre en lumière les agissements d’un personnage arachnéen, en les révélant au grand jour, permet d’éviter que s’ourdissent de sinistres plans dans l’ombre. La lumière des médias a permis de mettre à jour certaines violences arachnéennes, comme la pédophilie, par exemple, dont les réseaux œuvraient dans l’ombre. La lumière, c’est encore la connaissance, le savoir qui permet de ne pas se faire manipuler, arnaquer, tromper, leurrer.

 

Ensuite, la chaleur, symboliquement parlant, c’est le cœur, les liens, les relations humaines. Dans le harcèlement moral, le pervers est souvent décrit comme ayant une attitude glaciale, sans cœur. Ne pas se laisser isoler, ne pas se refroidir dans son coin, et – pour contrer l’immobilisme qui tente de s’imposer – bouger, voir des gens, au besoin fuir : ce sont là des caractéristiques que l’on retrouve dans les stratégies proposées par les professionnels qui s’occupent des quelques formes reconnues de violences de l’Araignée.

 

La compréhension de la nature bipolaire de la violence nous oblige donc à reconsidérer complètement notre idée même de la violence (des violences, plus exactement) et des moyens qu’il semble opportun de mettre en place pour l’éviter. Elle nous contraint notamment à reconnaître que la “lutte contre la violence”, si elle est parfois indispensable pour faire face à l’urgence, ne permettra jamais de venir à bout de la violence et d’instaurer une paix durable : la paix qu’elle procure n’est que cette paix mortifère que célébraient par exemple les pays de l’Est autrefois, dans lesquels la machine bureaucratique et étatique arachnéenne empêchait provisoirement tout débordement du Tigre, mais aussi toute créativité, toute vie.

 

La paix ne se conquiert – durablement, s’entend – ni par la force ni par la contrainte. Elle ne peut qu’être le fruit de l’éducation, et notamment d’une éducation à la relation, c’est-à-dire à l’intelligence du cœur, à l’humain. Tant le Tigre que l’Araignée se caractérisent par la négation de l’autre, par l’incapacité à l’entendre, à le comprendre, par l’absence de dialogue, d’échange véritable. Une charge électrique ne peut se créer qu’entre deux pôles séparés : une tension ne peut apparaître qu’entre personnes ou organismes qui ne sont pas en contact, qui ne communiquent pas, au sens profond du terme. Or le plus grand et plus constant facteur de séparation entre les hommes est la peur, qui va de pair avec l’ignorance et la méconnaissance. A long terme, donc, seule l’éducation – une éducation aux relations humaines, à l’autre, à la gestion des conflits, au vivre ensemble - peut nous permettre de prendre le chemin de la non-violence et de la paix. Cela prendra du temps, c’est évident. L’évolution, en la matière, sera déterminée par le temps que nous mettrons à devenir conscients de la nature et de la dynamique de la violence bi-polaire, et à inventer de nouvelles façons d’utiliser et de transformer les énergies conflictuelles en force de création, d’innovation et de changement, plutôt qu’en facteurs destructeurs ou paralysants.




 

 

Olivier Clerc 

 

1 Autrefois épuisé, il est de nouveau disponible au tirage papier à l’unité et au format Kindle sur Amazon.fr.

2 Sur ces différences, je recommande la lecture de Taking Sex Differences Seriously, de Steven E. Rhoads, Encounter Books (May 1, 2005), extrêmement bien documenté.

3 Cf. Le tigre et l’araignée, chapitre 9.